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Annuaire francais de droit international

lvi – 2010 – cnrs Editions, Paris

 

L’immunité de l’État

en droit international devant la Cour suprême polonaise.

(Note sur l’affaire Natoniewski)

 

Wladyslaw Czaplinski

 

Résumé : Comme dans la plupart des jurisprudences, l’immunite reconnue par les

tribunaux polonais a l’Etat etranger est aujourd’hui restreinte aux actes jure imperii.

Dans l’affaire Natoniewski, la Cour supreme de Pologne n’a pas admis toutefois que

cette immunite pouvait etre ecartee s’agissant des dommages causes en Pologne par

des armees allemandes, fut-ce au mepris des regles du droit de la guerre. Ce qui temoigne

au moins d’une volonte de ne pas rouvrir inutilement de delicates questions de reparation.

 

Abstract: As in the courts of most countries, the foreign state immunity recognized by the

Polish courts is nowadays restricted to acts jure imperii. In the Natoniewski case, Poland’s

supreme court has not accepted, however, that such immunity could be set aside in the matter

of damages caused in Poland by German armies, even in disregard of the rules of the law of war.

This testifies at least to the will not to re-open pointlessly delicate questions of reparations.

 

La question de l’immunite d’Etat, qui paraissait, il y a peu, bien reglee tant en

droit international public que dans les droits nationaux de la plupart des Etats,

semble, depuis quelques annees, etre redevenue politiquement tres sensible du fait

de la remise en cause de situations qui paraissaient acquises. Les tribunaux grecs

et italiens se sont ainsi prononces sur la responsabilite de l’Etat allemand pour

les crimes commis par les troupes du Reich durant la deuxieme guerre mondiale.

Les jugements dans les affaires Distomo et Ferrini ont, en particulier, ete largement

commentes dans la doctrine de droit international public 1 ; un litige oppose

d’ailleurs la RF A a l’Italie a propos des decisions rendues par les juridictions

italiennes et est toujours pendant devant la Cour internationale de Justice. L’arret

Natoniewski, rendu par la Cour supreme de Pologne s’inscrit dans cette nouvelle

tendance de la jurisprudence europeenne 2.

M. Winicjusz Natoniewski, citoyen polonais, a demande a la Cour regionale

de Gdańsk de condamner l’Office du chancelier federal de la RFA, a une somme

de 1.000.000 PLN (250.000 dollars) en reparation des dommages causes par les

troupes allemandes lors d’une action de ≪ pacification ≫ du village de Szczecyn, dans

le sud-est de la Pologne, en fevrier 1944. De telles actions etaient malheureusement

frequentes durant l’occupation militaire de la Pologne par l’Allemagne nazie et se

traduisaient par la destruction massive de biens meubles ou immeubles, ainsi que

par l’expulsion, voire l’execution, de nombreux civils. L’une de ces victimes etait

M. Natoniewski.

M. Natoniewski a considere que la continuite de l’Allemagne n’avait pas ete

mise en cause par les vicissitudes qu’elle a connues apres l’arrivee de Hitler au

pouvoir, la guerre et la division de l’Allemagne. Il soutint que la RFA est des lors

responsable des consequences des violations de droit des conflits armes commises

par les troupes allemandes au cours de la deuxieme guerre mondiale. La competence

des juridictions polonaises etait fondee sur le reglement CE /44/2001 du 22 decembre

2000 concernant la competence judiciaire, la reconnaissance et l’execution des decisions

en matiere civile et commerciale 3. L’affaire relevait de la matiere civile

au sens du reglement, son article 5 (3) permettant a une personne domiciliee sur

le territoire d’un Etat membre d’attraire dans un autre Etat membre, en matiere

delictuelle ou quasi delictuelle, la personne qu’elle tient pour responsable d’un fait

dommageable, devant le tribunal du lieu ou ce fait a ete commis. Le lieu etant en

l’espece polonais, la competence de la juridiction polonaise ne pretait pas a contestation,

pour autant que l’Allemagne ne puisse pas se prevaloir de l’immunite don’t beneficie

traditionnellement l’Etat en droit international. Le demandeur considerait que cette

immunite ne trouvait pas a s’appliquer en cas de violation grave du droit international,

les actes de l’Etat ne pouvant en pareil cas etre consideres comme jure imperii, et qu’elle

devait partant etre ecartee. L’argumentationayant ete rejetee en premiere instance et en

appel, M. N atoniewski s’est pourvuen cassation devant la Cour supreme de Pologne.

 

  1. – COMPETENCE DES JURIDICTIONS POLONAISES

 

Apres avoir ecarte un argument tire par l’Allemagne d’un refus de transmettre

certaines correspondances a l’Office du chancelier federal, ce qu’elle avait considere

comme une violation des droits de la defense, les juges se sont interroges sur l’applicabilite

du reglement 44/2001 dans l’ordre juridique polonais. Ils ont souligne

que, selon l’article 91 (3) de la constitution polonaise du 2 avril 1997, le droit

communautaire derive etait directement applicable dans l’ordre juridique polonais

et y jouissait de la primaute par rapport a la loi, en ce compris les dispositions du

code de procedure civile polonais. Selon une juridprudence constante de la Cour

constitutionnelle, seule la constitution polonaise echappe a cette subordination 4.

Autrement dit et sous cette reserve, les dispositions du reglement europeen remplacent

celles de la legislation nationale. A une condition toutefois : que la matiere releve ratione

materiae de la competence de la juridiction saisie. Les considerations la Cour concernant

tant la nature de l’affaire Natoniewski que ses consequences sont des lors d’une importance decisive.

A cet egard, il importe de souligner, d’un point de vue tant juridique que politique,

que les juridictions polonaises ont reconnu sans difficulte le statut international

de la RFA (≪ R epublique de Berlin ≫) comme identique au 3e Reich allemand.

Cette question n’a pas toujours ete claire, compte tenu des relations longtemps difficiles

entre la Pologne et l’Allemagne. La conclusion du traite dit ≪ deux + quatre ≫ en 1990 et

de deux traites entre la Pologne et la RFA concernant respectivement

la confirmation de la frontiere polono-allemande (1990) et la cooperation amicale

et le bon voisinage (1991) ont toutefois regle les principaux differends opposant

les deux Etats et permis de resoudre de nombreuses difficultes affectant la vie

quotidienne des habitants 5.

 

II. – L’IMMUNITE DE L’ETAT ETRANGER ET LE DROIT POLONAIS

 

L’immunite de l’Etat etranger n’est pas reglee de maniere detaillee dans

l’ordre juridique polonais. L’article 1111, alinea 1, du code de procedure civile de

1964 prevoit uniquement que les tribunaux polonais ne sont pas competents pour

connaitre des reclamations contre les chefs de representations diplomatiques

etrangeres accreditees en Pologne, les membres du corps diplomatique etranger en

Pologne, et contre toutes autres personnes jouissant d’une immunite diplomatique

fondee sur les lois, accords ou coutumes internationaux generalement reconnus.

Cet article a principalement pour objet de mettre les diplomates ou equivalents a

l’abri de toutes procedures judiciaires.

La jurisprudence des tribunaux polonais relative a l’immunite des Etats est tres

limitee 6. Il est interessant de noter que, avant 1987, les juridictions polonaises ont

correctement fait une distinction entre l’immunite diplomatique et celle de l’Etat.

Dans une decision du 14 decembre 1948 (affaire C-635/48, Aldona K. c. Royaume-

Uni) 7 la Cour supreme a ainsi refuse de faire application des dispositions du code

de procedure civile de 1932 concernant l’immunite diplomatique dans une affaire

mettant en cause un Etat etranger. Elle a justement souligne que, meme si ces

deux institutions ont des racines communes, elles ne peuvent etre confondues.

L’immunite diplomatique cherche a garantir le bon exercice des fonctions de la

mission (ne impediatur legatio), tandis que l’immunite de l’Etat sanctionne un des

principes fondamentaux du droit international : l’egalite souveraine des Etats (par

in parem non habet imperium).

La difference est encore tres visible lorsque l’on compare l’etendue des deux

immunites, telle qu’elle ressort respectivement de la convention de Vienne de 1961

sur les relations diplomatiques et de la jurisprudence relative a l’immunite de

l’Etat. Deux jugements l’ont confirme en 1957, dans une affaire concernant le

consulat de France a Cracovie et en 1987 dans un litige Maria B.-L. c. l’Institut

autrichien de la culture à Varsovie. Apres 1990, la Cour supreme a toutefois modifie

sa jurisprudence. Le 26 septembre 1990, la Cour siegeant en formation de sept

juges a, dans une ≪ resolution ≫, formule des lignes directrices 8 affirmant l’immunite

absolue des services de la representation commerciale russe a Varsovie en se referant

a l’immunite diplomatique 9. Une conclusion semblable se retrouve dans

la decision de la Cour supreme du 18 mars 1998 (Marta M. c. Consulat général

de RFA à Cracovie) 10. La jurisprudence des tribunaux de premiere instance reste

neanmoins divisee. Certains arrets rejettent les reclamations contre l’Etat etranger

en se fondant sur l’immunite diplomatique (par exemple, Maria K. c. l’Ambassade

d’Autriche, decision du 30 mai 1996 11), alors que d’autres fondent leur decision

sur la regle coutumiere accordant une immunite a l’Etat etranger (Katarzyna J.

c. l’Ambassade du Chili, decision du 2 octobre 1997 12). De maniere generale, la

jurisprudence polonaise accorde a celui-ci une immunite absolue, meme si son

fondement peut varier d’une decision a l’autre.

Cette position est surprenante, particulierement dans le contexte d’une evolution

de la pratique durant ces dernieres annees dans les Etats a economie de

marche. On peut observer le passage d’une immunute absolue a une immunite

restreinte aux actes de l’Etat accomplis iure imperii. L’immunite est normalement

exclue a propos des transactions commerciales. Parmi les criteres qui permettent

de distinguer la gestion de la souverainete, il est fait etat des caracteristiques de

l’activite en cause et des intentions des parties. L’immunite restreinte a ete consacree

apres la deuxieme guerre mondiale par la legislation des Etats de common law,

notamment l’Australie, le Canada, le Royaume-Uni, l’Afrique du Sud, Singapour et

les Etats-Unis. Dans les autres Etats, l’immunite restreinte a ete confirmee par la

jurisprudence 13. Les conventions internationales conclues pendant les dernieres

annees 14 confirment les restrictions apportees a l’immunite, meme si leur importance

demeure reduite par suite du nombre limite de ratifications / adhesions. Il n’empeche

que la pratique tres largement suivie dans ce domaine a confere a ces regles un caractere coutumier.

Dans ses decisions recentes, la Cour supreme polonaise a inflechi en ce sens sa

jurisprudence. Son jugement dans l’affaire Natoniewski en atteste, qui accepte la

doctrine de l’immunite restreinte. Dans un jugement du 13 mars 2008 15, la Cour a

aisi decide que les juridictions polonaises sont sans competence pour connaitre des

demandes formulees par une societe polonaise contre le gouvernement turc du fait

de la rupture, par une decision administrative, d’un contrat de cooperation dans

le domaine de l’energie et de la saisie de ses biens. La Cour a souligne que ni en

premiere instance ni en appel, le juge n’a estime que l’Etat etranger (en l’espece,

la Turquie) pouvait se prevaloir d’une immunite de juridiction et que toute action

contre lui devait etre exclue. La Cour a invoque le droit international coutumier

et la convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques pour fonder sa

decision. Le raisonnement de la Cour est plein d’inconsequences et d’inexactitudes,

mais il n’empeche qu’en son principe, la decision constitue une avancee dans l’application

de l’immunite de l’Etat etranger dans l’ordre juridique polonais. Les juges ont developpe

cette argumentation dans la decision Natoniewski en modifiant leur position sur

quelques points importants.

Avant de commenter le passage de la decision de la Cour supreme concernant

l’application du droit coutumier de l’immunite, il faut souligner qu’il n’y a pas, dans

le systeme constitutionnel polonais de fondement clair et explicite a l’application

du droit coutumier par les tribunaux. Le chapitre III de la constitution de 1997,

et particulierement ses articles 87 16 et 91 17, limitent aux traites dument ratifies

la possibilite d’une application directe dans l’ordre juridique polonais. Dans ce

contexte, l’affirmation par la Cour constitutionnelle que l’ordre juridique polonais

est fonde sur le principe moniste 18 est etonnante. L’article 91 prevoit la possibilite

d’une applicabilite directe des accords internationaux dans le droit interne polonais,

mais la subordonne a la nature speciale (self-executing) de la norme conventionnelle

en cause. Cela dit, la construction moniste ne doit pas seulement concerner les

traites, mais aussi l’application du droit coutumier. La doctrine et la jurisprudence

polonaises se referent a l’article 9 de la constitution pour justifier l’application du

droit coutumier 19. Cette disposition ne parle toutefois pas d’une application directe

du droit coutumier ni, ce qui est important pour la pratique judiciaire, de la place

exacte qu’elle occupe dans le droit polonais. Si l’on ajoute que le droit coutumier

ne figure pas dans le catalogue des normes d’application generale, les incertitudes

concernant son application se multiplient. La pratique de la Cour supreme merite

des lors une attention particuliere.

La question preliminaire a trancher pour pouvoir faire application de la doctrine

de l’immunite restreinte d’Etat dans l’affaire Natoniewski est de determiner si la

responsabilite pour les dommages subis du fait des actions militaires en temps de

guerre sont de nature publique ou privee. La Cour supreme ne s’y est pourtant

guere attardee.

Il est indispensable de se referer ici a la doctrine de droit international en

vigueur a l’epoque de la deuxieme guerre mondiale 20. Tant que la legalite de la

guerre n’a pas ete mise en question, les prestations financieres (appelees ≪ indemnite

≫, rarement ≪ compensation ≫) constituaient une source d’enrichissement pour

le vainqueur et d’affaiblissement pour le perdant, et n’avaient rien a voir avec la

responsabilite internationale. Mais la responsabilite de l’Etat pouvait etre invoquee

en cas de violations des regles sur le droit de la guerre. Ainsi, la responsabilite de

l’Allemagne prevue par le traite de Versailles (articles 231 21 et 232 et annexe I )

a ete liee a la violation d’engagements relatifs tant au recours a la force armee

qu’aux regles applicables durant le conflit (atrocites contre la population civile,

mauvais traitement des prisonniers de guerre). La reparation a ensuite couvert

tous les dommages causes a la propriete, aux droits ou aux interets des nationaux

des Etats allies en Allemagne et en Autriche-Hongrie.

Cette situation a change lors de la mise hors-la-loi de la guerre par le pacte

Briand-Kellogg. L’Etat violant le pacte fut qualifie d’agresseur, et tenu de reparer

les consequences dommageables de sa violation du droit international. Cette

responsabilite a couvert toutes especes de violation du droit international. Les

reparations de guerre dues apres la deuxieme guerre mondiale par l’Allemagne,

le Japon, l’Italie et les autres Etats ennemis etaient ainsi admises, mais n’ont pas

ete precisement definies. On a laisse aux Etats directement concernes le soin d’en

decider, en prevoyant seulement une repartition en pourcentage des reparations,

qui devaient etre obtenues par le demontage d’industries ou des paiements directs

en especes ou en nature. Le regime de ces reparations, fixe en principe dans l’accord

de Potsdam et a ete developpe ensuite par les Etats allies occidentaux dans

l’accord de Paris du 14 janvier 1946. Les accords de Bonn-Paris de 1952-1954, et

specialement l’accord dit transitoire (Überleitungsvertrag) ont regle les reparations

dues par la RFA, tandis que l’URSS a conclu en la matiere un protocole avec la

RDA le 22 aout 1953 ; ce meme jour, la Pologne a unilateralement declare renoncer

a toutes reparations de guerre.

La RFA a effectue des paiements en faveur de certaines categories de personnes

dans les annees 1990-2000, au profit notamment d’anciens prisonniers des camps

de concentration ou de personnes deportees en Pologne et soumises au travail

force, ou sur la base d’un accord conclu avec les Etats-Unis le 17 juillet 2000. Ces

prestations ont neanmoins ete effectuees ex gratia et n’etaient pas fondees sur

une responsabilite de l’Allemagne au titre de violations du droit international.

La RFA a reconnu uniquement sa responsabilite morale envers les victimes des

persecutions nazies.

On peut conclure de cette pratique que les dommages subis par les Etats ou

les individus au cours des conflits armes sont habituellement regles par voie d’un

accord international entre les belligerants. Comme il resulterait des actions militaires

de l’Allemagne, le dommage subi par M. N atoniewski ne pouvait etre considere

comme relevant du jus gestionis. Il etait des lors couvert par l’immunite. La

Cour est arrivee a la meme conclusion en se referant aux conventions de Bale et

de New York sur l’immunite des Etats.

C’est la demarche qui a ete suivie par la Cour de justice des Communautes

europeennes (CJCE) dans l’affaire Lechouritou 22, invoquee par la Cour supreme

dans certains passages de sa decision. Le juge de Luxembourg a expressement

declare que les differends lies a l’exercice de la puissance publique n’entrent pas

dans le champ d’application de la convention de Bruxelles de 1968 ou du reglement

44/2001, en confirmant sa jurisprudence anterieure. L’action en reparation

intentee par les requerants au principal contre la RFA trouvait sa source dans des

operations menees par des forces armees pendant la deuxieme guerre mondiale. Il

ne fait aucun doute que de telles operations constituent l’une des manifestations

les plus caracteristiques de la souverainete etatique, notamment en ce qu’elles

sont decidees de facon unilaterale, obligent les autorites publiques concernees et

sont indissociablement liees a la politique etrangere et de defense des Etats. La

terminologie utilisee par la CJCE est contemporaine, mais elle conserve tout son

sens a propos des situations liees a la deuxieme guerre mondiale. Des actes tels

que ceux qui sont a l’origine du prejudice invoque par les requerants pour justifier

leur demande de dommages et interets devant les juridictions helleniques doivent

etre consideres comme resultant d’un exercice de la puissance publique a la date a

laquelle ils ont ete perpetres. Qu’ils soient legaux ou non ne change rien a la matiere

dont ils relevent. Des lors que celle-ci n’entre pas dans le champ d’application de

la convention de Bruxelles, le caractere illegal de ces actes ne saurait justifier une

interpretation differente. Cette conclusion est renforcee par d’autres dispositions

du droit communautaire derive, tels le reglement (CE) n° 805/2004 du Parlement

europeen et du Conseil, du 21 avril 2004, portant creation d’un titre executoire

europeen pour les creances incontestees ou le reglement (CE ) n° 1896/2006 du

Parlement europeen et du Conseil, du 12 decembre 2006, instituant une procedure

europeenne d’injonction de payer.

Selon la Cour supreme de Pologne, on ne peut tirer aucune conclusion concernant

l’application du droit des immunites du seul fait que la CJCE a considere que

l’affaire Lechouritou n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 1er du

reglement 44/2001. Il nous parait toutefois que si l’affaire en cause concerne les

activites publiques de l’Etat et qu’elle est, a ce titre, regie par le droit public, elle

est prima facie couverte par l’immunite.

Nous ne pouvons davantage accepter l’opinion de l’avocat general Ruiz-Jarabo

Colomer, selon lequel la CJCE n’a pas competence pour interpreter le droit international public.

Le droit coutumier international doit en effet etre tenu pour une partie constitutive

du droit primaire de l’Union europeenne et il devrait, a ce titre, etre egalement applique

par la CJCE dans le cadre de l’affaire Lechouritou.

 

III. – LA POSSIBILITE DE RESTREINDRE L’IMMUNITE D’ETAT

COMPTE TENU DE LA NATURE SPECIALE DU DELIT EN CAUSE

 

Dans l’affaire Natoniewski, la Cour supreme de Pologne a envisage deux

moyens eventuels d’ecarter l’immunite. Le premier tient au fait que l’infaction a

ete commise sur le territoire polonais et le second a l’existence d’une grave violation

des droits de l’homme.

La Cour a discute ces deux questions en se referant a l’aspect intertemporel qui

met en cause la question, souvent negligee, de l’application a des situations du passe

de normes qui leur sont posterieures. Selon les regles reconnues en droit international,

l’evaluation juridique des faits doit s’effectuer conformement aux normes en vigueur

a l’epoque des faits litigieux, mais le contenu des droits subjectifs existants doit etre

etabli conformement au droit en vigueur lors de cette evaluation.

Afin de preciser les regles de la responsabilite internationale liees a la deuxieme

guerre mondiale, il convient de se referer au droit international de cette epoque. On

ne peut faire application du droit international d’aujourd’hui, et en particulier de

l’idee d’un jus cogens ou des droits de l’homme. Le jus cogens a ete introduit dans

le droit international par la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traites,

qui est entree en vigueur en 1980 et dont les dispositions n’ont pas a ce jour ete

approuvees par l’ensemble de la communaute internationale. La Cour internationale

de Justice, dans son jugement bien connu, en l’affaire de la Barcelona Traction 23

a souligne qu’il existait certaines normes d’une importance fondamentale

pour tous les Etats, mais elle n’a pas tire de consequences pratiques de sa decision.

Et en particulier, il faut relever qu’elle n’a pas reconnu en l’occurrence l’existence

d’une actio popularis ; bien au contraire, elle a denie aux Etats ≪ tiers ≫ le droit de

mettre en cause la responsabilite internationale d’un Etat au seul motif que le jus

cogens aurait ete viole.

Dans l’affaire Natoniewski, la Cour n’a pas admis que l’immunite doive etre

ecartee au motif que les crimes ont ete commis en territoire polonais. Apres avoir

analyse la pratique juridictionnelle des Etats dans ce domaine, la Cour, se referant

notamment a l’article 31 de la convention de Bale et a l’article 12 de la convention

de New York, a considere que l’exception ne pouvait s’appliquer aux activites des

forces armees d’un Etat pendant la guerre. Non sans preciser que c’est en fonction

du droit en vigueur au jour de l’introduction du recours que l’applicabilite de l’immunite doit etre etablie.

On sait que la reference aux droits de l’homme est frequente dans les litiges

qui, directement ou indirectement, concernent la deuxieme guerre mondiale ou ses

consequences. Ces droits n’ont toutefois ete reconnus en droit international qu’apres

la deuxieme guerre mondiale, dans un texte, la declaration universelle des droits

de l’homme (10 decembre 1948), qui est depourvu comme tel de force obligatoire.

Il est difficile des lors de les prendre en consideration pour trancher des litiges lies

aux evenements de 1939-1945. La Cour supreme est consciente de cette difficulte

et de l’importance du probleme intertemporel, notamment dans le contexte de

reclamations liees a la responsabilite delictuelle de l’Etat occupant pour des actes

commis dans le territoire occupe.

Pour ce qui concerne plus particulierement une derogation eventuelle a l’immunite

de l’Etat, la cour s’est referee aux deux arrets, bien connus, qui ont ete

rendus dans les affaires Distomo et Ferrini 24. La premiere, soumise a une cour

speciale grecque, concernait l’indemnisation des victimes de massacres commis

par des soldats allemands dans la localite de Distomo en juin 1944 et la seconde

la reparation due a un citoyen italien deporte en Allemagne, ou il avait ete soumis

a un travail force, lequel s’etait vainement adresse a cette fin aux juridictions

allemandes en s’appuyant sur le droit de la RFA. La Cour supreme de Pologne a,

correctement a notre avis, ecarte toute analogie avec les decisions precitees qu’elle

a jugees mal fondees.

Dans une analyse tres fine, la Cour a rejete divers moyens invoques devant elle

pour ecarter l’immunite de principe dont beneficie en principe l’Etat etranger, a

savoir notamment que l’Etat ne pourrait se prevaloir de son immunite pour couvrir

indirectement des crimes internationaux, que les crimes de guerre constituent des

actes ultra vires, contraires au jus in bello dont l’Etat doit toujours assumer la

responsabilite ou que l’Etat doit etre presume avoir renonce a l’immunite lorsque

sont en cause des violations particulierement graves de normes fondamentales du

droit international (campagne de terreur contre la population civile, etc.). Pour la

Cour, la pratique internationale ne confirme pas le bien-fonde de telles derogations

a l’immunite, specialement dans une perspective intertemporelle.

La Cour a egalement affirme que les principes generaux de droit ne permettent

pas a eux seuls d’ecarter l’application de normes coutumieres ou d’en modifier les

termes. Cette conclusion laisse quelque peu sceptique. Si on admet que le droit

international n’etablit aucune hierarchie entre les differentes sources du droit

general, il faut logiquement en conclure que chaque norme du droit international

peut en modifier une autre. Il en va notamment ainsi pour les principes generaux

de droit, au sens de l’article 38 du statut de la Cour internationale de Justice.

Si besoin est, on rappellera que la question du bien-fonde du recours a l’immunite

pour faire obstacle aux demandes de reparation de dommages causes par

des violations graves du droit international humanitaire commises par le Reich

allemand durant la deuxieme guerre mondiale est aujourd’hui posee a la Cour

internationale de Justice 25.

 

                                                                * *

 

En conclusion, il faut souligner que la Cour supreme polonaise a adopte, dans

l’affaire Natoniewski, une position tres classique, disons conservatrice, en manifestant

une connaissance approfondie du contenu et de l’esprit du droit international

contemporain. Elle confirme que la souverainete etatique joue toujours un role

determinant dans les relations internationales.

 

 

(*) Wladyslaw Czaplinski, professeur a l’Institut des sciences juridiques de l’Academie polonaise

des Sciences.

1. V oy, par exemple, A. C iampi, ≪ L ’immunite de l’Etat responsable de crimes internationaux devant

les juridictions italiennes ≫, cet Annuaire, 2008, pp. 45-76 et les auteurs cites infra note 23.

2. Aff. IV CSK 465/09, arret du 29 octobre 2010, consultable en langue polonaise sur le site de la

Cour supreme [http://www.sn.pl]. La Cour europeenne de droits de l’homme a rendu dernierement son

jugement dans l’affaire Cudak c. Lithuanie, concernant l’immunite d’une representation diplomatique

etrangere (ambassade de Pologne en Lithuanie) contre les reclamations d’une employee de l’ambassade

(application 15869/02, arret du 23 mars 2010). Ce jugement retient aussi l’attention, meme s’il est different,

et politiquement moins sensible, que l’affaire Natoniewski.

3. JOCE, n° 12, 16 janvier 2001.

4. Pour les details, voy. J. Rideau, Droit institutionnel de l’Union européenen, Paris, 6e ed. 2010.

5. Malgre la resistance de certains hommes politiques et de partis politiques, les cours polonaises

ont par exemple reconnu le droit des emigres d’origine polonaise residant en Allemagne de recueillir des

successions ouvertes en Pologne.

6. Pour l’analyse de la jurisprudence ancienne voy. A. Wyrozumska, ≪ Polskie sądy wobec immunitetu

państwa obcego ≫, Państwo i Prawo, 2000, n° 3, p. 24.

7. Państwo i Prawo, 1949, n° 4, p. 119.

8. Adoptees dans le cadre d’une procedure extraordinaire suivie pour les questions importantes ou

difficiles posees par une formation ordinaire de trois juges, ces lignes directrices lient la Cour supreme.

9. Aff. sign III PZP 9/90, OSNC 1991, No. 2-3, Item 17.

10. Aff. sign. I PKN 26/98, OSNAP 1999, No. 5, Item 172.

11. Aff. sign. VIIP 572/96, non publiee.

12. Aff. sign. VIIIP 727/97, non publiee.

13. Pour des exemples, voy. P. Grzegorczyk, Immunitet państwa w postępowaniu cywilnym, Warszawa

2010, pp.161ss ; H. Fox, The Law of State Immunity, Oxford 2004, pp.118 ss ; P. Daillier / M. Forteau

/ A. Pellet, Droit international public, Paris, 9e ed., 2009, pp. 498 ss ; I. Brownlie, Principles of Public

International Law, Oxford, 8e ed. 2009, pp. 327 ss ; M. Shaw, International Law, Cambridge, 6e ed. 2008,

pp. 704 ss.

14. V oy. specialement la convention europeenne sur l’immunite des Etats signee a Bale le 16 mai

1972 et la convention de l’ONU du 2 decembre 2004 sur l’immunite juridictionnelle des Etats et de

leurs biens.

15. Aff. Sign. III CSK 293/07, non publiee.

16. ≪ L a constitution, les lois, les traites ratifies et les reglements sont les sources du droit obligatoire

erga omnes en Republique de Pologne ≫.

17. ≪ L e traite ratifie, apres sa publication au Journal des lois de la Republique de Pologne, fait partie

integrante de l’ordre juridique national et il est directement applicable, sauf si son application requiert la

promulgation d’une loi. Le traite ratifie en vertu d’une loi d’autorisation a une autorite superieure a celle

de la loi lorsque celle-ci est incompatible avec le traite ≫.

18. D ecision de la Cour constitutionnelle du 16 decembre 2006, affaire P 27/05, OTK 177/11/A/2006,

§ III.3.

19. ≪ La Republique de Pologne respecte le droit international, par lequel elle est liee ≫.

20. S ur la question de la portee de la notion de reparations de guerre dans une perspective theorique,

voy. ≪ Pojęcie reparacji wojennych w prawie międzynarodowym. Reparacje po drugiej wojnie światowej ≫,

Sprawy Międzynarodowe, 2005, n° 1, pp. 66 ss ; B.W.Eichhorn, Reparation als völkerrechtliche Haftung,

Baden Baden, 1992, pp. 85 ss. Cette question n’apparait pas specialement dans deux monographies par

ailleurs interessantes publiees au cours des dernieres annees sur le sujet des reparations de guerre :

A. Gattini, Le riparazione du guerra nel diritto internazionale, Milano, 2003 et P. d’Argent, Les réparations

de guerre en droit international public, Bruxelles 2002. En ce qui concerne les travaux qui sont

interessants dans cette perspective, il faut mentionner : G. Fitzmaurice, ≪ T he Juridical Clauses of the

Peace Treaties ≫, RCADI 73(1948), p. 255 ; F.L.Oppenheim, International Law. A Treatise, London-New

York-Toronto 1952, vol. II.; E. Castrén, The Present Law of War and Neutrality, Helsinki 1954, p. 73 ss ;

F. Berber, Lehrbuch des Völkerrechts, vol. II Kriegsrecht, Munchen-Berlin, 1962, passim.

21. ≪ L es gouvernements allies et associes declarent et l’Allemagne reconnait que l’Allemagne et

ses allies sont responsables, pour les avoir causes, de toutes pertes et de tous les dommages subis par les

gouvernements Allies et leurs nationaux en consequence de la guerre qui leur a ete imposee par l’agression

de l’Allemagneet de ses allies ≫. Les auteurs ont indique trois sortes de pertes causees par la guerre : les

dommages resultant directement des operations militaires ; les dommages causees par les forces militaires

sur le territoire occupe, et les dommages resultant de la guerre economique (mesures prises contre les

Etats ennemis).

22. C JCE , affaire C-292/05 Irini Lechouritou et autres c. RFA, jugement du 15 fevrier 2007, Rec.

2007, p. I-1519, §§ 32ss.

23. CIJ Recueil 1970, pp. 3, 32 et 37-38.

24. I . Bantekas / M. Gavouneli, commentaire du jugement Distomo, AJIL 95(2001), p. 198 ; E. Handl,

≪ S taatenimmunitat und Kriegsfolgen am Beispiel des Falles Distomo ≫, Zeitschrift für öffentliches Recht

61(2006), p. 433 ; A. Gattini, ≪ T o What Extent are State Immunity and Non-Justiciability Major Hurdles

to Individuals” Claims for War Damage ≫, JlICJ 1(2003), p. 348 ; idem, ≪ War Crimes and State Immunity

in the Ferrini Decision ≫, JlICJ 3(2005), p. 224 ; M. Panezi, ≪ S overeign Immunity and Violations of Jus

Cogens Norms, Revue hellenique de droit international ≫, 56 (2003), p. 200 ; E. Castorina / E. Raff iotta,

≪ Jurisdictional Immunity of a Sovereign State in Italy: FRG vs. Italian Republic ≫, P. Franzina, ≪ S tate

Immunity in Respect of Serious Violations of Human Rights: the case law of the Italian Supreme Court

in the Eve of its Appraisal by the ICJ ≫, [w:] Wł. Czapliński / B.Łukańko, Problemy prawne w stosunkach

polsko-niemieckich u progu XXI wieku, Warszawa, 2009, p. 112 et 118, respectivement ; P. Da Sena / F. Da

Vittor, ≪ S tate Immunity and Human Rights: the Italian Supreme Court Decision in the Ferrini case ≫,

EJIL 16(2005), p. 89 ; A. Ciampi, ≪ T he Italian Court of Casssation Asserts Civil Jurisdiction over Germany

in a Criminal Case Relating to the Second World War, The Civitella Case ≫, JlICJ 7(2009), p. 597.

25. Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie), instance introduite par l’Allemagne le

23 decembre 2008 ; requete a fin d’intervention presentee par la Grece le 17 janvier 2011.

 

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